Le lieu du plaisir le plus intense du monde est japonais, mais il abrite des organisations criminelles chinoises, s’inquiète le magazine AERA. Luttes armées entre clans, crimes, prostitution… Une société parallèle se développe.

Connu pour ses concessions internationale et française, le Shanghai de la fin de la dynastie Qin était surnommé la « ville diabolique ». Le même qualificatif pourrait s’appliquer aujourd’hui au quartier de Kabukicho, en plein Tokyo. Un jour, dans l’une de ses ruelles mal éclairées, une séduisante prostituée étrangère – en réalité, un transsexuel – m’a raconté qu’elle avait elle-même choisi de se faire opérer pour devenir une femme. Récemment, elle a été reconduite de force dans son pays d’origine, à la suite du renforcement des contrôles du bureau d’immigration de la capitale, qui a installé une antenne dans ce quartier en avril dernier. Un cybercafé chinois bon marché se trouve dans l’une des nombreuses rues, au sous-sol d’un immeuble situé dans une zone très passante. L’endroit, mal éclairé, est fréquenté et géré par des Chinois. Une dizaine d’ordinateurs sont à la disposition de la clientèle, accessibles uniquement en langue chinoise. Si certains utilisent Internet pour entrer en contact avec leur famille restée au pays, ces ordinateurs, dit-on, servent également à recruter des hommes de main parmi la communauté chinoise du Japon. Un Chinois arrêté dernièrement par la police japonaise a avoué aux enquêteurs qu’il y avait eu recours pour préparer son crime.

Dans l’affaire du meurtre de quatre membres d’une famille à Fukuoka [dans le sud de l’archipel] en juin dernier [un événement qui a choqué l’opinion publique], la police a mis en évidence la participation de trois jeunes Chinois, dont un élève d’une école de langues de la même ville. Elle pense que ces derniers ont agi sur ordre d’autres personnages. Comment ces hommes sont-ils parvenus à organiser leur forfait ? Se sont-ils servis d’Internet comme cela se passe dans le cybercafé de Kabukicho ? [Deux des trois suspects ont été arrêtés en Chine fin septembre, le troisième au Japon ; ils ont reconnu leur crime, ainsi que la rencontre et le rôle joué par un cybercafé.]

Revenons à Kabukicho. Il y a quelque temps, la police y a mené une investigation secrète sur un Chinois de haute taille surnommé Dalong, « Grand Dragon ». Elle a fini par apprendre de certains Chinois que Dalong ne serait autre que le chef d’une bande de Shanghai, une société secrète qui sévit au Japon. Selon les enquêteurs, Dalong est considéré comme le principal auteur d’un vol à main armée qui a eu lieu en 1998, dans le quartier de Tsukiji, à Tokyo. Il a été arrêté pour infraction à la loi sur l’immigration, mais, comme ses complices n’ont pas voulu témoigner contre lui, craignant sans doute des représailles, Dalong a été simplement extradé vers la Chine. Dans son pays, impliqué dans un meurtre, il a été incarcéré dans la prison du désert du Taklamakan, dans la province du Xinjiang [nord-ouest de la Chine]. Mais il a réussi à s’évader avec ses compagnons et, muni d’un faux passeport, à revenir au Japon en passant par l’Europe. Et il a commencé à fréquenter Kabukicho, devenant bientôt un personnage charismatique dans le milieu de la mafia shanghaïenne.

Non loin de Kabukicho se trouve un restaurant chinois relativement grand. Un jour, Dalong et sa bande y ont tenu une réunion à laquelle participaient une dizaine de personnalités de la société secrète chinoise (l’une d’elles a été arrêtée par la suite pour vol à main armée et homicide). Dalong ne manquait pas de moyens. On le voyait en compagnie d’une belle Shanghaïenne, hôtesse dans un club de Kabukicho. Il se déplaçait toujours en taxi. La police ne parvenait pas à réunir les preuves suffisantes pour l’arrêter. Puis, un jour, Dalong a disparu de la circulation. « Il me fait peur. Je ne sais pas de quoi il est capable », m’a raconté un jour une hôtesse chinoise qui le connaissait bien. D’après la rumeur qui circule dans la communauté chinoise, Dalong, tout en manigançant des crimes, ne se salit jamais les mains. Où se trouve-t-il aujourd’hui ? Est-il toujours au Japon ? Complote-t-il quelque nouveau méfait ?

En 1994, à Kabukicho, des Chinois de la bande de Shanghai ont attaqué un restaurant du clan pékinois et ont massacré trois de leurs compatriotes. On n’a pas su s’il s’agissait d’un conflit d’intérêts économiques ou bien de luttes de territoires. Plusieurs membres de la pègre shanghaïenne ont été arrêtés, mais le principal responsable ne figurait pas parmi eux. Aujourd’hui comme à cette époque, la police a du mal à mesurer le degré d’implantation des organisations criminelles chinoises au Japon. En tout cas, ce qui a le plus frappé les enquêteurs, c’est la cruauté de ces crimes. Dans les meurtres de 1994, fait rarissime, les victimes étaient lardées de coups de sabre. Le nombre de Chinois mis en examen a considérablement augmenté ces dernières années. Selon la police, en 2002, on a dénombré 6 487 Chinois arrêtés sur le territoire japonais, tous délits confondus, soit 40 % des étrangers mis en examen. Ce chiffre les place largement en tête de toutes les nationalités.

Si l’on s’en tient à Kabukicho, 220 des 550 étrangers mis en examen en 2002 (tous délits confondus) sont des Chinois. Jusqu’à présent, les crimes commis par les Chinois sur le sol japonais étaient principalement ceux de clandestins liés à des organisations criminelles, dont les « têtes de serpent ». Mais, au dire des enquêteurs japonais, ces derniers temps, parmi les Chinois inculpés, on rencontre de plus en plus d’étudiants munis d’un visa en règle. Et il n’est plus rare que la pègre japonaise s’allie à ces individus ou à des organisations chinoises.

Kabukicho n’est pas un quartier très étendu (3 500 m2), mais, depuis une vingtaine d’années, il n’en compte pas moins parmi les plus importants quartiers du plaisir du monde. Durant la période de la bulle économique (la seconde moitié des années 80), des flots d’étrangers (principalement asiatiques) ont envahi l’archipel légalement ou illégalement. Les quartiers du plaisir, à commencer par Kabukicho, ont permis à ces immigrés de gagner facilement de l’argent en se livrant au racolage, à la prostitution ou à d’autres délits. Il n’est donc pas étonnant que la mafia chinoise s’installe dans Kabukicho, où nombre d’organisations criminelles japonaises avaient aussi leur QG. Ici, tout est possible, même aujourd’hui alors que les contrôles de la police et du bureau d’immigration de Tokyo ont été renforcés à l’aide de caméras de surveillance dans les rues. « J’ai voyagé dans de nombreux pays, mais Kabukicho est le roi des quartiers du plaisir du monde », raconte un Chinois habitué du quartier, M. A. « Nulle part ailleurs, je n’ai vu autant d’établissements liés à l’industrie du sexe ayant pignon sur rue. Dans les salons de massage, des étudiantes chinoises vendent leur corps. Quand la police intervient, elles disparaissent pour revenir plus tard, et les salons rouvrent. » J’ai voulu entrer en contact avec une de ces filles, mais M. A m’a mis en garde : « Aucune d’elles ne dira la vérité (à un journaliste). » Néanmoins, il m’a donné l’adresse de plusieurs salons sans enseigne.

Parmi les 146 écoles de japonais de la capitale, 37 sont établies dans l’arrondissement de Shinjuku, où se trouve Kabukicho. Bien des Chinoises s’y inscrivent dans le but de travailler à Kabukicho, m’a-t-on dit. Fin 2002, les Coréens, avec 625 422 ressortissants, représentaient le tiers de l’ensemble des étrangers, suivis par les Chinois de Chine populaire (20 %). Hormis la particularité de la présence massive des Coréens au Japon, due à la colonisation de la péninsule, on peut affirmer que les Chinois forment le plus important flux migratoire de ces dernières décennies.

Qu’en est-il à Kabukicho ? Dans le premier bloc de Kabukicho, où la plupart des édifices sont des bars, des restaurants et des établissements liés à l’industrie du sexe, les résidents sont peu nombreux, qu’ils soient japonais ou étrangers. Dans le second bloc, en revanche, on recensait au 1er janvier dernier 762 étrangers contre 1 626 Japonais. Quant au premier bloc d’Okubo, le quartier qui jouxte Kabukicho, il abritait à la même date 1 916 étrangers contre 2 513 Japonais. Ainsi ces quartiers limitrophes semblent-ils s’être transformés en cités-dortoirs pour les immigrés de Kabukicho. La communauté chinoise de Kabukicho forme une entité indissociable de ces quartiers satellites.

En me promenant pour la énième fois dans Kabukicho, mes pensées vont irrésistiblement vers un passé qui n’est pas si lointain. Dans le Shanghai que j’ai évoqué en commençant, la gendarmerie et les services secrets japonais livraient une lutte acharnée (allant jusqu’à l’assassinat) aux services secrets du Kouomintang et à son alliée, la Bande verte, une société secrète dirigée par Du Yuesheng [qui régnait sur la concession française]. Le sang coulait et les hors-la-loi agissaient en toute impunité. Dans le Japon actuel, Kabukicho ressemble au Shanghai de cette époque. On y retrouve les mêmes effusions de sang et le même règne de hors-la-loi, à la différence près qu’il ne s’agit plus d’affrontements politiques mais de simples crimes. A l’époque, le Japon impérial impliquait les Chinois dans les manoeuvres contre les nationalistes de Tchang Kaï-chek, tandis qu’aujourd’hui les criminels chinois s’allient avec les syndicats du crime japonais. Quelque cinquante-neuf ans après la fin de la guerre, cette réalité donne la chair de poule.

Au cours de l’enquête, plusieurs de mes interlocuteurs japonais et chinois ont souligné le point suivant : « Au Japon, les revenus sont plus de dix fois supérieurs à ce qu’on gagne en Chine. Peu importe que ce soit d’une manière légale ou non, les Chinois veulent venir travailler ici, même s’ils doivent contracter d’immenses dettes. Pour les étudiants aussi, c’est devenu une idée fixe. Et, quand ils ne peuvent pas réaliser ce désir, ils se mettent à dévier vers le crime pour gagner beaucoup d’argent et vite. » Cependant, si Tokyo, affolé par la montée de la criminalité chinoise, prend des mesures pour réduire l’immigration légale, cela pourrait simplement encourager l’immigration clandestine et le mariage blanc. Le fait suivant donne à réfléchir.

Le 10 juillet dernier, dans un institut de beauté [en réalité, un salon de massage] de Kabukicho, une employée chinoise, Mme B, est décédée paraît-il d’une crise d’asthme. Selon M. A, Mme B était âgée d’une trentaine d’années et originaire de Shanghai. Divorcée et remariée dans son pays avec un ressortissant japonais, elle est entrée légalement au Japon. Bien que mariée et en situation régulière, Mme B s’était vite mise à travailler dans cet établissement. Au regard des statistiques du gouvernement, le nombre de mariages entre Japonais et Chinoises a été multiplié par huit entre 1985 et 2001, passant de 1 766 à 13 936, alors que le nombre global des mariages mixtes est resté stationnaire. Parallèlement à l’immigration après une union fictive en Chine, il semble que bien des étudiantes chinoises qui travaillent illégalement à Kabukicho recherchent aujourd’hui désespérément un mari japonais, par crainte d’être extradées vers leur pays en raison du renforcement récent des contrôles des autorités japonaises.

J’ai pu interroger trois ressortissants chinois à qui j’ai demandé leur opinion sur Kabukicho : Li Xiaomu, qui vit à Kabukicho, Muo Bangfu, un écrivain, et Su Ling, le rédacteur du Dongfang Shibao, un journal chinois publié au Japon, m’ont aidé à éclaircir certains points. « Si beaucoup de crimes commis par les Chinois sont l’oeuvre d’étudiants, c’est que la politique de l’enfant unique en Chine a créé des enfants gâtés, commente M. Li. Le Japon ne connaît-il pas une situation semblable ? Des endroits comme Kabukicho étaient autrefois fréquentés par des salariés. Maintenant, on n’y croise que des jeunes. »

M. Muo, lui, dénonce une situation tragique. « Pour faire face à la baisse de la natalité [dans l’archipel], les universités japonaises tendent à accueillir à bras ouverts des Chinois qui ne sont même pas capables de parler correctement japonais, juste pour remplir leurs campus. Or, en l’absence de systèmes d’aide tels que les bourses d’études, ces étudiants doivent payer des frais de scolarité élevés. C’est ce qui pousse certains d’entre eux vers le crime. Certains prétendent même qu’ils se vengent du Japon. Depuis les années 80, je mets en garde les autorités concernées. » Quant à M. Su, il s’inquiète de voir le Japon tenté par une réglementation contraignante sur l’entrée et le séjour des étrangers, s’engageant ainsi dans une voie contraire à ses intérêts nationaux à long terme. « Imaginons qu’un Chinois en situation de séjour irrégulier soit agressé par un voleur chinois. Il n’ira jamais se plaindre à la police, car la police l’arrêtera avant le voleur. Ainsi, le Japon a lui-même créé un grand angle mort dans le maintien de l’ordre », observe-t-il.
Reste à savoir comment concilier la lutte contre la criminalité étrangère, en particulier chinoise, avec la tendance à encourager la venue de travailleurs immigrés. La tâche n’a jamais été plus difficile qu’aujourd’hui. Si le Japon devient davantage cosmopolite, il verra sûrement se multiplier dans les lieux comme Kabukicho ces phénomènes actuellement condamnés comme étant une perversion ou une décadence. Autrefois, la « ville diabolique » du continent a connu la même situation. Mais, au cours de l’histoire du XXe siècle, les hommes ont vu maintes fois des Etats autoritaires agir brutalement pour imposer une « société intègre ». Certes, il faut absolument condamner Dalong, mais je me demande toutefois si Kabukicho, répugnant de prime abord, ne serait pas en fin de compte la preuve de la magnanimité du Japon.

http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=19400
Hiroshi Hasegawa
AERA

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