Depuis mercredi 15 août 2012, aucun Japonais devant sa télévision n’a pu manquer le nouvel incident de l’archipel des Senkaku[1]. Il faut dire que l’affaire est tout aussi juteuse que récurrente. Presque deux ans après le dernier incident, le jour du 67e anniversaire de la capitulation du Japon, quatorze activistes hongkongais furent arrêtés pour avoir pénétré illégalement dans les eaux territoriales des Senkaku. Cinq d’entre eux ont par ailleurs débarqués sur l’île d’Uotsuri, la plus grande des Senkaku, en brandissant des drapeaux chinois et hongkongais[2]. Une fois arrivé à Naha, chef lieu d’Okinawa, préfecture à laquelle sont rattachées les Senkaku, les hommes sont apparus au grand public en clamant à voix haute qu’ils n’avaient pas à être arrêtés pour intrusion illégale, considérant les Senkaku (Daioyu en chinois) comme faisant partie du territoire chinois.

L’engouement géopolitique autour de ces cinq îlots d’une superficie totale d’environ 6 km² ne date pas d’hier. Situé sur l’ancienne route des émissaires du royaume des Ryûkyû vers la Chine, ce chapelet d’îles isolées figure sur les anciennes cartes chinoises et était considéré par les officiels chinois comme appartenant au royaume des Ryûkyû. Or, lorsque le Japon annexe officiellement le royaume des Ryûkyû en 1879 en instaurant le département d’Okinawa et qu’il sort victorieux en 1895 de la première guerre contre la Chine, il annexe Taïwan et rattache les Senkaku à la nouvelle préfecture. Kagô Tatsuhiro, un entrepreneur de Fukuoka, obtient l’année suivante le petit archipel en guise de concession par Tôkyô et y aménage résidences et pêcheries. Quand bien même la colonisation des Senkaku sera de courte durée, il faut comprendre qu’au regard du droit international, la construction d’infrastructures assure la souveraineté japonaise sur ces îles. A partir de 1945, les États-Unis occupent le département d’Okinawa et administrent donc les Senkaku. Mais la cause principale des revendications territoriales (en particulier par Taïwan puis par la Chine) sur ces îles vient de la découverte de pétrole en 1969 par la compagnie Pacific Gulf à proximité des Senkaku. Ensuite, Okinawa est restitué au Japon en 1972, les gouvernements japonais et chinois signent un accord de coopération en 1978, laissant entrevoir à Pékin la probabilité d’un projet d’exploitation commune des ressources situées aux Senkaku[3].

 

Il faut bien comprendre que ces îles, aussi petites soient-elles, font la lumière sur divers enjeux en Asie Orientale, notamment d’un point de vue géostratégique. Depuis quelques années, suite à l’émergence de la Chine au second rang des plus puissantes économies du monde et particulièrement à la montée des tensions militaires qu’elle suscite dans les zones maritimes, ce type d’incident se multiplie, prenant une ampleur nouvelle. Un mois auparavant, la Chine annonce la création d’une nouvelle préfecture dans les îles Paracels en Mer de Chine méridionale. L’objectif de Pékin est alors clairement d’y asseoir son contrôle, en totale opposition avec des pays réclamant également ce territoire (notamment le Vietnam)[4]. A l’instar des Senkaku, la question des Paracels est symptomatique du bras de fer entre la Chine et ses voisins pour le contrôle militaire des espaces maritimes d’Asie Orientale, en commençant par la Mer de Chine méridionale et la Mer de Chine orientale. Les États-Unis ont dû par ailleurs réagir récemment en revoyant leur politique militaire et leurs partenariats stratégiques dans cette zone[5].

Le cas des Senkaku doit être quant à lui interprété en premier lieu comme une illustration de la confrontation sino-japonaise pour le leadership de l’Asie Orientale. D’une part, le gouvernement japonais décide en juillet 2010 de restructurer ses positions militaires et de renforcer sa présence dans le sud d’Okinawa, plus précisément dans le micro-archipel de Yaeyama, à proximité de Taïwan et des Senkaku[6]. D’autre part, le Japon n’a fait aucune démarche concrète vers une exploitation commune du Japon et de la Chine des Senkaku, expliquant en partie les pressions de Pékin, devenu un des principaux importateurs de pétrole de la planète. Les chalutiers chinois pénètrent ainsi régulièrement les eaux territoriales des Senkaku et les annonces de navires militaires chinois passant à proximité du département d’Okinawa ne font qu’augmenter[7].

Plus globalement, donc, le litige autour des Senkaku est bien sûr d’ordre géopolitique. Rappelons que la Chine est récemment devenue le premier partenaire économique du Japon et qu’elle l’a détrôné en 2010 de son rang de seconde économie mondiale. Or, au-delà d’une prétendue harmonisation des relations sino-japonaises, cette situation génère clairement des tensions entre les différents gouvernements au-delà des questions militaires. Revenons par exemple sur le dernier incident des Senkaku survenue en septembre 2010. Un chalutier chinois avait percuté un bateau des Gardes-côtes japonais en tentant de fuir la zone maritime des Senkaku dans laquelle il avait pénétré. Le capitaine du chalutier fut mis en détention pendant plusieurs jours, les manifestations anti-japonaises se multiplièrent en Chine et Pékin réagit en rompant les liens diplomatiques avec Tôkyô. Mais surtout, le gouvernement chinois interrompit les exportations vers le Japon en « terres rares », une ressource essentielle dans la production de biens high-tech, (lasers, écran plats, batteries), en d’autres termes le fleuron de l’industrie japonaise. Par conséquent, Tôkyô n’eut d’autre choix que de relâcher le capitaine chinois. Le monde entier fut alors témoin non seulement des capacités de persuasion de la Chine et surtout, du monopole chinois d’une denrée aujourd’hui inestimable[8].

L’incident du 15 août 2012, pour sa part, survient quelques mois après l’annonce d’un projet de rachat des Senkaku par le gouvernement, une initiative lancée par le maire de Tôkyô en avril dernier[9]. De surcroit, cinq jours avant, le président sud-coréen Lee Myun Bak s’était rendu dans les îles Dokdo, appelées Takeshima par le Japon qui revendique ces îles[10]. Une dizaine de jours auparavant, c’était l’actuel premier ministre russe Dimitri Medvedev qui se rendit dans les îles Kouriles, également réclamées par Tôkyô[11]. Rappelons par ailleurs qu’il effectua sa première visite dans la région, alors en tant que président de la Russie, en novembre 2010, c’est-à-dire en pleine crise sino-japonaise[12].

En somme, le Japon fait face à plusieurs attaques diplomatiques de ses voisins sur ses frontières les plus obscures, à l’image d’une partie de jeu de go[13]. Des alliances deviennent prégnantes (entre la Russie et la Chine, notamment), d’autres s’effritent (Japon et Corée du Sud, par exemple) au gré de dates-clé dans le monde politique en Asie. Faut-il effectivement rappeler que lorsqu’il se rend dans les îles Dokdo, Lee Myun Bak est en pleine campagne électorale ? Que le changement de gouvernement chinois est prévu pour le mois d’octobre ? Qu’avec l’adoption de la loi sur le doublement de la TVA, le premier ministre japonais ne promet-il pas de nouvelles élections dans moins d’un an ?

Les conflits frontaliers sont une épine dans le pied du Parti Démocrate Japonais (PDJ). Avec son arrivée au pouvoir en 2010, le parti prévoyait d’orienter davantage la politique internationale japonaise vers le resserrement des rapports avec la Chine ainsi que vers la régionalisation asiatique. En ce sens, le premier ministre Hatoyama faisait de la révision du traité de sécurité avec les États-Unis sur les questions des bases militaires américaines d’Okinawa un de ses principaux arguments électoraux, son échec l’ayant d’ailleurs conduit en partie vers sa démission[14]. Mais la ligne de conduite du parti au pouvoir n’en demeurait pas moins d’entretenir de bons rapports avec les pays d’Asie Orientale. Les premiers ministres du Parti Démocrate, contrairement à leurs prédécesseurs du Parti Libéral-Démocrate, ne se rendent pas au temple Yasukuni (dédié aux morts japonais durant la Seconde Guerre Mondiale), évitant ainsi tout risque de manifestations en Chine ou en Corée du Sud et par conséquent, de s’attirer les foudres de ces gouvernements.

Dans cet ordre d’idée, le rapatriement des activistes hongkongais du 16 août n’a pas attendu plus d’une journée, le gouvernement prenant ainsi des mesures exceptionnelles[15] afin d’éviter de faire trop de vagues vis-à-vis du gouvernement chinois. Ce dernier s’est assuré en retour d’étouffer l’affaire en interne, contrairement à l’affaire de septembre 2010[16].

Toutefois, ce qui apparut comme une preuve de faiblesse de la part du gouvernement japonais dans les Senkaku fut de courte durée. Le lendemain de l’arrestation des activistes hongkongais, deux ministres du gouvernement japonais se rendirent au temple Yasukuni, une première pour le PDJ[17]. Puis le 19 août, c’est au tour de dix japonais de débarquer sur l’île d’Uotsuri, à l’initiative de huit membres de la Diète[18], multipliant ainsi les manifestations anti-japonaises en Chine. La réplique japonaise ne s’arrête toutefois pas là : le 20 août 2012, le gouvernement annonce le remplacement de ses ambassadeurs en Chine, en Corée du Sud et aux États-Unis[19], préfigurant ainsi une reconfiguration de son appareil diplomatique avec les principaux partenaires du Japon.

Aussi minuscule soit l’archipel des Senkaku, les enjeux qui l’entourent nous rappellent que la question des définitions frontalières en Asie ne se pose pas de la même façon qu’en Occident. Ces quelques îles constituent un symbole de la complexité des rapports entre les pays d’Asie Orientale, en particulier sur les questions de souveraineté et de territorialité. Il devient alors évident que le déroulement des événements dans ces îlots tout comme leur couverture médiatique devraient continuer à nous en dire long sur l’état des relations diplomatiques et sur la situation géopolitique en Asie Orientale.

Par Mike, le 17.08.2012


[2] « Chinese activists land on Senkaku islet ; Japan arrest 14», Japan Times, 15 août 2012

[3] Philippe PELLETIER, La Japonésie, géopolitique et géographie historique de la surinsularité japonaise, CNRS Editions, 1997.

[4] « Une minuscule préfecture chinoise sort de l’eau»,  Le Monde, 20 juillet 2012.

[5] « Pékin et Washington sont engagés dans un bras de fer naval », Lemonde.fr, 16 novembre 2011

[6] «Kokkyôkeibitai Rikuji haibi, Yonaguninimo (Déploiement des garnisons frontalières des FAD jusqu’à Yonaguni) », Okinawa Times, 20 juillet 2010.

[7] « More Chinese warships sail past Miyakojima island», Asahi.com.english, 11 juin 2011.

[8] « Comment la Chine a gagné la bataille des métaux stratégiques », Le Monde diplomatique, novembre 2010.

[9] « Les îles Senkaku bientôt au Japon ?», Japoninfos, 19 avril 2012.

[10] « Tokyo riled by Lee’s visit to disputed islets», Japan Times, 11 août 2012.

[11] « Medvedev en visite à Kunashiri », Japoninfos, 3 juillet 2012.

[12] « La visite de Medvedev dans les îles Kouriles provoque la colère du Japon », Lemonde.fr, 1er novembre 2010.

[13] Philippe PELLETIER, « Frictions frontalières en Japonésie », L’Information géographique, n°3, volume 75, 2011.

[14] « Le départ du premier ministre japonais et l’espoir déçu du renouveau », Les blogs du Diplo, Planète Asie, 2 juin 2010.

[15] « Senkaku isle trespassers to be deported», Japan Times, 17 août 2012

[16] « Chûgoku, hannichi demo yokusei no kamae, Netto yobikake tsugitsugi sakujo (La Chine adopte une posture  de supression des manifestations anti-japonaises et efface un par un les appels sur le net)», Asahi.com, 17 août 2012.

[17] « Two Cabinet ministers visit Yasukuni », Japan Times, 16 août 2012

[18] « Senkaku jôriku jûnin ga keiisetsumei, Okinawa kenkei rikken  no kahi kentô (Retour sur le débarquement de dix personnes aux Senkakus, la police préfectorale d’Okinawa étudie le bien fondé de l’affaire)», Asahi.com, 20 août 2012.

[19] « «U.S., China, S. Korea get new envoys », Japan Times, 21 août 2012.

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