Le bandeau qui ceint la couverture du livre est formel : plus de 25 millions de Japonais ont déjà lu Koizora (« Ciel d’amour »). Pourtant, le roman vient à peine d’être placé en librairie. La publicité serait-elle mensongère ? Absolument pas. Koizora est en fait un des premiers best-sellers de l’ère numérique. C’est en effet aux sites japonais de livres pour téléphones portables qu’il doit sa carrière. Difficile de trouver dans l’Archipel une Japonaise de 15-24 ans qui n’ait pas lu Koizora, ni vu le film ou la série TV du même nom. Signé Mika, une jeune femme japonaise inconnue jusqu’alors qui affirme raconter sa propre histoire, Koizora doit son succès à son contenu très contemporain – une romance dans laquelle le téléphone portable joue un rôle-clé -, mais aussi à son principal mode de diffusion : le fameux téléphone, qui est incontestablement l’objet-culte de ce début de siècle.

Comme Clearness, Deep Love ou plus récemment Change the Game, Koizora fait partie des keitai shosetsu, littéralement des « nouvelles ou romans sur portable », écrits sur le clavier numérique d’un mobile et lus sur l’écran 3 pouces de millions d’autres, après avoir été mis en ligne et téléchargés.

Le concept, apparu il y a plusieurs années, est devenu en 2007 un véritable phénomène de société auprès des jeunes filles qui, téléphone greffé dans la main, dévorent romans et mangas. Chez elles, dans les transports, en cours, elles passent un temps infini à écumer les rayons virtuels des sites spécialisés où elles trouvent des milliers de titres classés par genres et notés par les lecteurs.

Evidemment, les écrivains patentés n’ont que mépris pour ces productions. Pour eux, ces romans numériques ne sont que des compilations de phrases insipides, sans style affirmé, souvent vulgaires, des intrigues cousues de fil blanc, des dialogues interminables en jargon incompréhensible pour le non-initié. Bref, des sous-livres. Il est vrai que l’étroitesse de l’écran et le mode d’écriture bridé par les capacités techniques des téléphones portables n’autorisent ni la subtilité ni l’emploi de mots rares. Il n’empêche, le lectorat est là qui ne demande pas autre chose que des textes sans tabous, faciles à lire et en phase avec les préoccupations de jeunesse.

Les nymphettes adeptes du genre liraient ainsi sur leur kakasenai keitai (indispensable mobile) deux ou trois heures par jour. Que l’histoire leur tire une larme, elles expédient immédiatement un e-mail à leurs copines, qui se jettent à leur tour sur l’oeuvre. Très vite, les compteurs des téléchargements s’affolent. Jusqu’à 25 millions, record revendiqué par Koizora.

Evidemment, le succès des keitai shosetsu n’a pas échappé aux éditeurs traditionnels. Impossible pour eux d’ignorer un tel potentiel de recettes, surtout dans une société où tout ce qui est commercialisable est exploité à outrance et où les consommateurs (surtout les consommatrices) sont constamment à l’affût du dernier gadget qui fait mouche auprès de leurs semblables.

Tout l’enjeu pour les éditeurs est de capter les lecteurs adultes. D’où les bandeaux tape-à-l’oeil en devanture des librairies destinés à convaincre le passant qu’il a tout intérêt à se plonger dans un roman qui a passionné sa progéniture. Les camions publicitaires lumineux sillonnant les rues commerçantes de Tokyo à la tombée de la nuit, surmontés d’une affiche du film… tiré dudit roman, martèlent le même message. A moins que ce consommateur n’ait par hasard zappé un soir, à l’heure du prime-time, sur une chaîne privée qui diffuse la même histoire en feuilleton.

Une chose est quasiment certaine, il connaît déjà la musique du film. Elle tourne en boucle à la radio et dans les magasins. S’il n’a pas le temps de lire le roman, la version en manga fera l’affaire. Qu’il se rassure : le DVD suivra. Et s’il a de la chance, il gagnera peut-être une dragonne assortie pour son téléphone portable. Les variantes imprimées de Koizora se sont arrachées à plus de 4,5 millions d’exemplaires, et plus de trois millions de Japonais ont vu le film.

Ce succès suscite évidemment des vocations. Les sites Internet sur l’art et la manière d’écrire un bon keitai shosetsu pullulent, tout comme les livres spécifiques – imprimés – à garder sous le coude pour suivre à la lettre les recettes de prétendus experts en best-sellers numériques.

Au-delà du cas particulier des keitai shosetsu, écrits et lus sur mobiles, parfois à plusieurs mains via des espaces communautaires, le marché des livres numérisés, qui ont été imprimés avant d’être vendus sous forme de fichiers, connaît au Japon un succès unique au monde. Au total, la valeur des téléchargements d’ouvrages sur téléphone mobile a atteint pour la période d’avril 2007 à mars 2008 quelque 28,5 milliards de yens (180 millions d’euros), soit 2,5 fois plus que l’année précédente et 80 % du total des livres électroniques formatés pour les différents supports de lecture (PC, assistants numériques, mobiles). « Les éditeurs se sont activement lancés dans la vente de livres sous forme de fichiers pour portables, profitant du fait que les clients n’hésitent plus à télécharger d’importants volumes de données puisqu’ils disposent souvent de forfaits illimités et que les réseaux de troisième génération permettent de recevoir le contenu rapidement », souligne l’institut spécialisé Impress RD. Les milliers d’ouvrages numérisés proposés y sont vendus pour un prix variant de 1 euro à plus de 15 euros.

Parmi les titres mis en ligne après une édition imprimée, ce sont pour l’heure les mangas qui se taillent la part du lion, représentant environ les trois quarts du total, bandes dessinées sur lesquelles se ruent là encore les jeunes lectrices ainsi que leurs copains. Cependant, les essais philosophiques ou économiques, les romans de qualité, les manuels pédagogiques et autres genres y ont aussi leur place et commencent à attirer des lecteurs dans toutes les franges de la population.

Après avoir testé ce nouveau support, salarymen trentenaires, mères de famille quadragénaires ou VRP quinquagénaires habitués par obligations professionnelles à jongler avec leur terminal à tout faire, se rendent compte qu’il n’est finalement pas du tout désagréable de parcourir un livre sur l’écran d’un mobile. C’est en tout cas bien plus facile à manipuler et moins lourd à tenir qu’un ouvrage imprimé, ce qui n’est pas un mince argument de vente auprès d’un public urbain qui voyage debout dans un train bondé, une main arrimée à une poignée. D’autant que la taille des caractères est ajustable, que la luminosité de l’écran (de plus en plus large et de mieux en mieux défini) s’autorégule en fonction de l’environnement extérieur et qu’il est possible de faire défiler automatiquement les lignes à la vitesse de lecture.

Bref, test à l’appui, le pli est vite pris. Les librairies en ligne, ouvertes non-stop et qui présentent quelque 7 000 à 8 000 ouvrages, le savent. Elles offrent désormais de longs extraits à télécharger gratuitement pour se faire une idée. L’acte d’achat est également si simple et ludique (en deux ou trois clics, montant imputé sur la facture mensuelle émise par l’opérateur mobile) que le consommateur nippon télécharge sans hésiter un livre dont il souhaite découvrir le contenu, où qu’il se trouve : dans le métro, au fond du lit, dans le bain, à la ville, à la campagne, et ce, quelle que soit l’heure. Et au moins n’a-t-il pas à fuir maladroitement le regard accusateur du caissier lorsqu’il jette son dévolu sur un titre un rien salace, un genre des plus représentés et des plus prisés.
Karyn Poupée

[lemonde->www.lemonde.fr]

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