Leurs échanges économiques progressent, mais le Japon et la Russie restent divisés sur la question des « territoires du Nord », îles des Kouriles revendiquées par Tokyo. Reportage.

« Je déteste le gouvernement japonais. Il ne fait rien. » « Cela fait soixante-trois ans que nous attendons de pouvoir retourner vivre là-bas. » « La guerre était finie. Les soldats soviétiques sont venus et nous ont chassés. » Vénérables septuagénaires, les moto tomin remâchent leur amertume.

Malgré le temps passé et les espoirs déçus, ces « habitants originels » continuent de se battre pour le retour dans le giron japonais de leur pays natal, les » territoires du Nord », trois îles, Etorofu, Kunashiri, Shikotan et le groupe d’îlots des Habomai, saisis par les Soviétiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale, revendiqués par Tokyo, et qui empêchent la conclusion d’un traité de paix entre les deux pays.

Panneaux et inscriptions rappellent que ces îles appartiennent au Japon

Ils étaient 17 000 en 1945. Ils ne sont plus que 7000, dont 3000 habitent la péninsule de Nemuro, un bout de terre de Hokkaido où ne prospèrent que leurs souvenirs et qui étend sa verdoyance sous un ciel tourmenté jusqu’au cap Nosappu. Là, une stèle fatiguée indique la pointe la plus orientale du Japon, l’épave d’un navire rouille sur les rochers qui marquent la limite entre la mer d’Okhotsk et l’océan Pacifique. Un monument en forme d’arche, métallique et spartiate, témoigne de la vigueur des revendications. A l’horizon, des îles, les « territoires du Nord ».

Ces 5036 kilomètres carrés de terres, confettis du sud des Kouriles, occupent une place à part dans le quotidien des habitants de Nemuro, ville de 30 000 âmes du coeur de la péninsule du même nom. Partout des monuments, panneaux et inscriptions rappellent, en japonais comme en russe, que ces îles, dont la plus proche n’est qu’à 3,7 kilomètres, appartiennent au Japon. Les seuls bâtiments neufs de cette cité sinistrée par la crise économique, à la population divisée par deux en vingt ans et aux rues désertes bordées de magasins au rideau baissé, sont ceux qui sont consacrés au combat pour les territoires.

Au Centre d’échange pour les quatre îles du Nord, bâti sur une éminence au début des années 1990, le visiteur apprend qu’ils apparaissent dans la cartographie nippone en 1644 et que leur première exploitation remonte à 1798, quand le navigateur Kondo Juzo, envoyé par le shogunat d’Edo, y établit 17 zones de pêche. Une copie du traité russo-japonais de Shimoda, conclu le 7 février 1855, décrit le tracé de la frontière entre les deux pays. Les quatre territoires étaient alors japonais.

Le centre accueille des écoliers de la région. Un ancien habitant des îles, l’enseignant à la retraite Kouji Takahashi, 75 ans, répond aux questions des élèves dans une salle de conférence qui offre une vue imprenable sur la mer d’Okhotsk. « Par temps clair, on peut voir Kunashiri », explique-t-il.

Lui vivait sur Yuri, dans l’archipel des Habomai. « Mon père était arrivé là la 13e année de l’ère Taisho [1924]. Il venait de la préfecture de Miyagi. » Comme beaucoup de Japonais victimes des conditions économiques difficiles, il avait quitté sa région natale pour les terres de pionniers, autrefois aïnou, qu’étaient Hokkaido, les Kouriles et Karafuto – aujourd’hui Sakhaline.

En pleine modernisation, l’archipel s’efforce de les mettre en valeur, avant tout pour contrer l’influence russe. Tokyo y déporte les condamnés à de lourdes peines et encourage les pauvres à s’y installer.

Les territoires du Nord abritent la troisième réserve mondiale de pêche. Ses crabes, oursins, saumons ou encore son konbu (une sorte d’algue) sont fameux dans tout l’archipel. « Il y avait tout en abondance, se souvient M. Takahashi. Pendant que les adultes partaient pêcher au large ou chasser la baleine, les enfants ramassaient les coquilles Saint-Jacques. Une conserverie assurait des préparations envoyées dans tout le pays. L’été, la population des îles augmentait de 10 % avec la venue des saisonniers. »

dolescents en 1945, les moto tomin encore de ce monde gardent des îles le souvenir d’un paradis perdu. « Les relations étaient très familiales, se souvient Hirokazu Suzuki, dont les aïeux venaient de la préfecture d’Akita. Il y avait une très grande solidarité. » « Pendant les traditionnelles Undokai, les fêtes du sport, nous allions d’île en île, d’école en école, raconte Kyosu Ichikawa, 86 ans. Nous n’avions ni électricité ni radio. Les communications restaient limitées. C’était l’occasion de nous retrouver. » A la fin de la guerre, 39 écoles accueillaient 3 123 élèves dans les territoires du Nord.

Ces images occultent la dureté du climat mais entretiennent un mythe effondré en septembre 1945, avec le débarquement des troupes soviétiques. « Jusque-là nous avions été épargnés par la guerre, note Kouji Takahashi. Tout cela nous semblait loin. »

Sadao Nishida, 73 ans, habitait Shikotan. « Le Japon a capitulé le 15 août. Nous attendions les Américains. Les Russes sont arrivés sur deux bateaux. Ils ont fouillé les maisons, volé les montres, les valises, les stylos, les kimonos. » La garnison de 2 000 soldats japonais n’a pas résisté. « Pour eux comme pour nous, la guerre était finie! Ils ont été rassemblés, désarmés et envoyés en Sibérie. »

« Les Russes ont réquisitionné les plus belles maisons »

Suivent deux années d’incertitude. Certaines familles parviennent à fuir et gagnent Nemuro. D’autres, comme les Takahashi, restent. « Les Russes ont réquisitionné les plus belles maisons. Nous devions nous entasser dans les plus exiguës. Nous travaillions à leur service. » L’URSS annexe unilatéralement les territoires en février 1946, aux termes d’un compromis tacite avec les Etats-Unis, qui obtiennent en échange la tutelle sur les possessions nippones de Micronésie.

Les Japonais encore présents se voient proposer la nationalité russe. Ceux qui refusent, la majorité, sont expulsés en septembre 1947. Après deux mois dans une école de Sakhaline où ils vivent de pain, de soupe et de poisson salé, ils sont rendus au Japon, débarqués à Hokkaido. « Nous sommes directement allés à Nemuro parce que c’était la ville la plus proche des îles », se rappelle Kouji Takahashi.

La réalité qui les attend se révèle douloureuse. Nemuro, détruite à 70% par un bombardement peu avant la capitulation, n’offre guère d’opportunités. « Mes parents ont dû travailler comme vendeurs de rue », se souvient Sadao Nishida. « Pendant six ans, nous étions si pauvres que nous avions honte. Nous pensions ne jamais nous marier. » Kyosu Ichikawa, dont la famille possédait 18 000 tsubo (5,9 ha) de terres et un commerce sur l’île de Kunashiri, se fait embaucher à la criée. Son frère travaille à la mine.

Et, surtout, le temps passe. La perspective de retourner sur les îles s’éloigne, même si le combat pour le retour des territoires du Nord s’organise. Tokyo en fait l’un des préalables à la conclusion d’un traité de paix avec Moscou. Depuis, et malgré de multiples rencontres, le dossier ne progresse guère. En 1956, l’URSS se dit prête à rendre Habomai et Shikotan, une fois le traité signé, une position confirmée en mars 2001 lors du sommet bilatéral d’Irkoutsk.

« L’arrivée de Medvedev nous donne de l’espoir »

Mais ces discussions ne satisfont pas les moto tomin. Certes ils peuvent se rendre sur les îles sans visa pour rendre hommage à leurs ancêtres ou assister à divers événements commémoratifs, comme le Jour des territoires, le 7 février. Les écoliers russes des îles apprennent le japonais. Leurs camarades de Nemuro apprennent le russe. En 1991, les pêcheurs russes des territoires ont obtenu le droit de vendre leurs prises à Hanasaki, le port de Nemuro.

Mais ces avancées, censées favoriser le dialogue, restent insuffisantes. D’autant que la tension monte chaque fois que les Russes saisissent un bateau japonais qui franchit la limite des eaux territoriales – non reconnue par Tokyo – pour accéder à des zones de pêche réputées plus riches. Quatre l’ont été en décembre 2007. En août 2006, les gardes-côtes russes ont même tiré sur un bateau de pêche au crabe, tuant un marin.

La restitution semble donc toujours hypothétique, même si Tokyo veut y croire. « L’arrivée à la présidence de Dmitri Medvedev nous donne de l’espoir, explique-t-on au ministère japonais des Affaires étrangères. Il semble attaché à la légalité et désireux de conclure un traité de paix. » Lors du sommet du G 8 de juillet à Hokkaido, les deux pays ont adopté un communiqué déplorant l' »absence de traité », qui n’est « pas favorable au renforcement des relations dans un large éventail de domaines ».

Le Japon met également en avant l’explosion des échanges commerciaux bilatéraux, passés de 4,2 milliards de dollars en 2002 à 21,2 milliards de dollars en 2007. « La Russie développe son Extrême-Orient, tant pour exporter de l’énergie que pour multiplier les échanges avec les pays de la région. Le Japon est important pour elle. »

La crise affectant les économies autant russe que japonaise, Tokyo espère des progrès le 18 février lors de la rencontre du Premier ministre, Taro Aso, et du président Medvedev à l’occasion du démarrage de l’exploitation gazière de Sakhaline, cofinancée par le Japon, et lors de la venue du Premier ministre, Vladimir Poutine, programmée au printemps.

« Nous sommes de plus en plus nombreux à renoncer »

Les moto tomin n’y croient guère. Ils restent très remontés contre les politiciens japonais. « Les dirigeants viennent et nous disent: « Courage! Il faut continuer! » explique Kouji Takahashi. Mais ils ne font rien. Ils parlent, c’est tout. » « Nous vieillissons, ajoute-t-il. Nous sommes de plus en plus nombreux à renoncer. » « Je pense que je ne pourrai jamais retourner y vivre, mais j’aimerais qu’avant ma mort ces territoires soient redevenus japonais », avoue Sadao Nishida, ému.

Côté russe, les territoires revêtent une importance grandissante, et pas seulement en vertu du renouveau nationaliste. Saisis alors que la conférence de Yalta prévoyait le retour des Kouriles dans le giron soviétique, ils accueillent au lendemain de la guerre des Ukrainiens et des habitants de Kaliningrad déportés sur ordre de Moscou. Aujourd’hui, le temps est aux investissements, notamment sur Kunashiri et Etorofu. Les réserves maritimes s’épuisent, mais ces îles regorgent de ressources minérales telles que l’or ou l’argent, précieuses en période de prix élevé des matières premières.

La Russie pourrait donc céder les territoires les moins intéressants, Shikotan et Habomai, en échange d’un traité de paix. Pour elle, un tel geste serait un compromis. Pour Tokyo, il serait un premier pas. Pour les moto tomin, il aurait tout l’air d’une capitulation.

[Par Philippe Mesmer

LEXPRESS.FR->http://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/ces-iles-que-la-russie-et-le-japon-se-disputent_741779.html?p=3]

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