Rares sont les penseurs japonais contemporains qui n’ont pas eu à se situer par rapport à l’Ecole de Kyoto, soit pour mettre en lumière les pistes de réflexion qu’elle ouvre, soit pour pourfendre ses affiliations avec l’ultranationalisme ou voir en ses épigones des avatars postmodernes du narcissisme culturel. Quels que soient les jugements, « l’Ecole de Kyoto constitue le moment inaugural de la philosophie japonaise au sens moderne du terme », estime le philosophe Hidetaka Ishida, professeur à l’université de Tokyo, qui travaille notamment sur les modernités plurielles.

Le courant de pensée qui gravite autour de l’Ecole de Kyoto est revenu à la mode dans les années 1970-1980 avec des essais destinés au grand public sur l’exceptionnalisme nippon et une japonité supposée inaltérable, véhiculés par les « Théories sur les Japonais » (Nihonjinron), véritable genre qui fleurit avec l’expansion économique. Le mouvement se poursuivit sur un mode plus élitiste en puisant dans le corpus du postmodernisme, le Japon devenant le paradigme du New Age. Une rhétorique chevauchée par les gouvernements de l’époque – en particulier celui du premier ministre Nakasone (1982-1987) – afin de rehausser l’image de l’Archipel sur la scène internationale.

Loin d’être un souvenir embarrassant, le colloque de juillet 1942 sur « Le dépassement de la modernité » redevenait d’actualité. Portant sur les moyens de résister à l’Occident en dépassant le mode de pensée qui fonde sa modernité, et de retrouver l’essence du Japon afin de forger une voie propre vers celle-ci, ce colloque fut animé par les principaux disciples du philosophe Kitaro Nishida, considéré comme le fondateur de l’Ecole de Kyoto. Dans les années 1980-1990, l’oeuvre de celui-ci bénéficia d’une réévaluation positive en raison des affinités que ses épigones japonais et étrangers découvraient avec les thèses sur la « déconstruction ».

La pensée de Kitaro Nishida ne fait pas partie du cursus universitaire de philosophie, excepté dans certains séminaires de maîtrise. A l’université de Kyoto, un groupe de recherche est attelé à l’exégèse de son oeuvre. « Dans le monde intellectuel, persiste une forte inhibition à penser dans les termes de l’Ecole de Kyoto, estime néanmoins Hidetaka Ishida. Sa compromission effective dans le passé avec l’ultranationalisme ne plaide pas en sa faveur. »

Peut-on réduire la pensée des tenants de l’Ecole de Kyoto à cette dimension idéologique ? Loin de nier celle-ci, Pierre Lavelle, professeur à l’université de la ville d’Osaka, traducteur de Nishida et spécialiste de sa pensée politique, y voit un « aspect marginal » de son oeuvre : « Comme Heidegger avec le nazisme, Nishida participait à la socio-culture dominante. Il a peu écrit sur le politique en tant que tel et l’on ne peut réduire son oeuvre à ses affinités, indéniables certes, avec l’ultranationalisme », dit-il.

L’engagement de Nishida se situe dans l’atmosphère d’une « société autoritaire refusant de se laisser gagner par le désenchantement », souligne pour sa part Alain-Marc Rieu dans Savoir et pouvoir dans la modernisation du Japon (PUF, 2001). Au début du XXe siècle, le Japon est entré dans l’ère moderne, mu par l’ambition de préserver sa souveraineté en se haussant au rang des puissances occidentales. Le but est atteint, mais le pays connaît les effets de la modernisation : un effondrement des modes de vie et de pensée, qui se traduit par un sentiment de perte de sens et de déracinement dont se font l’écho des écrivains comme Soseki Natsume ou Ogai Mori. Un « chaos » sur fond de menace de l’impérialisme occidental qui appelle le pays à se réinventer.

« Les penseurs japonais, après l’ouverture à l’étranger, constituent une génération de la traduction, c’est-à-dire d’une reconversion des catégories de pensée des Lettres chinoises classiques à celles de l’Occident (tels qu’ individu, vérité, modernité), précise Hidetaka Ishida. Nishida appartient à la génération qui a fait sienne ce nouveau vocabulaire et opéré la première formulation philosophique largement inspirée de la phénoménologie. » L’Ecole de Kyoto va poser la question qui taraude le Japon depuis son ouverture à l’Occident au XIXe siècle : la modernité ne peut-elle être qu’occidentale ? Les réformateurs de Meiji avaient cru résoudre le dilemme avec la formule « techniques occidentales, esprit japonais ». Mais avec les techniques est arrivé le système de pensée qui a permis leur éclosion. En Occident, la modernité se mesure par rapport au passé ; au Japon, elle se définit aussi par rapport à une altérité (l’Occident), supposée porteuse d’universel, mettant en cause son identité.

Dans le contexte idéologique d’une époque, l’Ecole de Kyoto a tenté de dépasser cette dissymétrie, attirant à elle des penseurs de droite mais aussi de gauche. En cela, elle anticipait la question de l’appréhension d’une modernité extrême-orientale, invitant à replacer l’universel dans une histoire dont la formulation occidentale ne serait qu’un moment.

Philippe Pons

[Le Monde.fr->http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/01/08/le-moment-inaugural-de-la-philosophie-japonaise_1139203_3260.html]

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