Elle est pimpante, mais le message dont elle est porteuse est nostalgique : la Tokyo Tower, inspirée de la tour Eiffel, a été le symbole du redressement du Japon. Construite partiellement avec de l’acier provenant de tanks américains, légèrement plus haute que celle de Paris, elle fut achevée en 1958. Dominant une ville renaissant de ses cendres, elle était l’image de l’expansion et du retour de la fierté nationale.

Aujourd’hui, le ciel de la capitale est parsemé de gratte-ciel et la Tokyo Tower n’est plus porteuse de rêves. Dans les parcs alentour se nichent des sans-abri, avec leurs cartons et leurs hardes. Ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg d’une nouvelle pauvreté.

La crise mondiale aggrave les inégalités existantes, qui se traduisent par une paupérisation, certes relative dans un pays riche, mais néanmoins alarmante. Entamé par les dix années de récession à la suite de l’éclatement de la « bulle spéculative » du début de la décennie 1990, le « compromis social » du Japon de l’expansion, fondé sur la recherche d’un équilibre entre compétition et solidarité, est désormais bel et bien rompu. Au-delà du brouhaha médiatique sur le Japon qui consomme et qui gâche réapparaît un Japon parcimonieux ; un Japon du vivre chichement des gagne-petit, surnageant au seuil de la détresse qui jette les plus démunis à la rue.

Les statistiques donnent le tableau de cette nouvelle pauvreté : 10 millions de salariés du secteur privé gagnent moins de 2 millions de yens (16 000 euros) par an. Et 20 millions – 35 % de la population active contre 20 % il y a quinze ans – occupent des emplois à contrat à durée déterminée (CDD), parmi lesquels les intérimaires sont près de 4 millions, soit trois fois plus qu’en 1997. En 2007, des raisons économiques ont été mises en avant pour expliquer le suicide de 7 300 personnes. Et, cette année, avant la fin mars, selon les chiffres du ministère de la santé et du travail, 124 800 travailleurs en CDD auront perdu leur emploi.

La société japonaise est désormais stratifiée en deux camps : les gagnants et les perdants. Passer du second au premier est rare. En revanche, l’inverse est fréquent : un phénomène que Makoto Yuasa, qui organise un mouvement de sans-abri, a baptisé la « société toboggan ». Au Japon, la formation s’acquiert surtout dans le cadre de l’entreprise. Et passer de petit boulot en petit boulot ne permet guère de se spécialiser : quand on est précaire à 20 ans, on a de fortes chances de le demeurer. La société nippone a toujours été compétitive, mais dans le passé elle était mobile. Ce n’est plus le cas.

La paupérisation est désormais un thème favori de la grande presse. Selon le quotidien Asahi (centre gauche), « la dérégulation a été trop loin, et le recours à des travailleurs vulnérables détachés a touché un trop vaste secteur industriel ». Au détriment de la sécurité de l’emploi – une des bases du consensus social des années 1960-1980 -, les entreprises ont joué la flexibilité en multipliant les CDD, qui sont les premières victimes des ajustements. Ceux qui restent travailleront davantage, avec, à la clé, du stress et du surmenage.

Les entreprises se sont en revanche constitué des réserves de main-d’oeuvre : « Quelle peut être la fierté de gestionnaires qui ont accumulé ces réserves et chassent des salariés gagnant 1 000 yens (9 euros) de l’heure ? », interrogeait récemment, au Parlement, Kaoru Yosano, le ministre des affaires économiques et financières.

Cette déréglementation, qui a creusé l’écart entre un secteur productif tourné vers l’exportation et un autre à la traîne, entre les villes qui concentrent la richesse et des campagnes qui se dépeuplent, n’a pas été compensée par un renforcement de la protection sociale. Seuls les emplois stables sont défendus par les syndicats, qui sont organisés, dans la plupart des cas, au niveau de chaque entreprise.

Le Parti conservateur, usé, tétanisé un temps par le néolibéralisme du premier ministre Junichiro Koizumi (2001-2006), qui « crucifiait » les « forces de résistance » critiquant le démantèlement du système de régulation sociale, a ignoré les faibles : les personnes âgées et les jeunes peu qualifiés, dont beaucoup de femmes, qui sont rejetés vers le travail intérimaire.

Au cours de la décennie « perdue » qui suivit l’éclatement de la bulle financière, le Japon a étalé dans le temps les réajustements, amortissant jusqu’à un certain point le coût social de la refonte de son appareil productif. Contrairement aux Etats-Unis, il n’a pas sacrifié le futur à la croissance : l’Etat a massivement emprunté auprès des Japonais, non de l’étranger. Mais la crise mondiale a remis au premier plan des problèmes qui étaient jusqu’alors négligés : la paupérisation, que les gouvernants pensaient résoudre « naturellement » par une croissance modérée, et la nouvelle façon d’aborder la question du travail.

Le « compromis social » nippon est rompu. Mais pas encore le lien social. L’Archipel conserve une stabilité enviable. Une foule de petites associations, des solidarités de voisinage ou de parenté et une endurance ancestrale, nourrie du sentiment que l’on ne peut compter que sur soi-même, pallient vaille que vaille la dureté du choc. Jusqu’à quand ?

Courriel : pons(at)lemonde.fr.
Philippe Pons (Correspondant à Tokyo)
[Le Monde.fr->http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/02/11/nouvelle-pauvrete-et-rupture-du-compromis-social-au-japon-par-philippe-pons_1153751_3232.html]

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