La ville est avenante, aérée, avec ses avenues verdoyantes et ses rivières paisibles : Hiroshima, la « ville de l’eau » , disait-on, parce qu’elle s’étend dans le delta du fleuve Ota et de ses six bras. Aujourd’hui, ses monuments aux victimes du feu nucléaire, la carcasse du dôme de ce qui fut la chambre de commerce — l’un des rares vestiges du bombardement du 6 août 1945, comme son Mausolée à la paix, qui occupe le centre de la ville — sont intégrés au paysage urbain. Dans les esprits s’opère un estompage analogue : lamémoire s’effrite, l’horreur se dilue, le drame se fossilise.

Les témoins disparaissent et le nombre de visites des écoles diminue : de moins en moins d’écoliers peuvent donner la date du bombardement, indiquent les enquêtes de la municipalité. Parfois, des monuments sont profanés par des jeunes qui, pour s’amuser, mettent le feu aux guirlandes de grues en papier multicolores, symboles de paix. Saturée de culte du souvenir, Hiroshima doit renouveler son message pour qu’il porte encore dans un monde qui, en soixante ans, a connu d’autres formes de massacres de populations civiles.

Sur les 541 800 atomisés d’Hiroshima et de Nagasaki, 266 000 étaient encore en vie en mars 2005. A Hiroshima, où 140 000 personnes sont mortes lors de l’explosion de la bombe ou dans les semaines suivantes, on décompte 120 000 survivants. Ils ont en moyenne 73 ans. Combien seront-ils, dans dix ans, à pouvoir raconter ce qu’ont été le 6 août 1945 et les années d’après ? Car, si la mort a frappé certains d’un coup, elle a été moins miséricordieuse pour d’autres, qui ont vécu une lente agonie : la survie dans les gravats et la pestilence, les larves dans les plaies de corps écorchés vifs, les cheveux qui tombent, les vomissements de sang… puis les leucémies et les cancers. Aujourd’hui encore, les survivants vivent dans les affres de ces symptômes.

Avec pudeur, économie de mots ou au contraire en un flot intarissable, les atomisés racontent leur calvaire. « C’était ainsi » , dit cette vieille dame qui retrouve une sereine tranquillité après avoir égrené, les yeux clos, un long récit apocalyptique commencé par ces simples mots : « Ce jour-là… » Certains se murent dans le silence. D’autres, encore terrifiés par les éclairs des orages, revivent au soir de leur vie le traumatisme qu’ils ont subi. Parfois, ils se sentent coupables de ne pas avoir porté secours aux survivants hagards ou aux agonisants implorants. Ils tendent à s’identifier aux morts, et certains mettent fin à leurs jours, hantés par le cri du poète atomisé Sankichi Toge : « Rendez-nous notre humanité ! »

ABANDONNÉS À LEUR SORT

Pendant des années, les victimes du feu nucléaire ont été abandonnées à leur sort. Les plus pauvres ont croupi dans des bidonvilles, comme celui de Motomachi, la « honte d’Hiroshima » , disait-on. Au début de l’occupation américaine, en septembre 1945, les hôpitaux militaires avaient été fermés. En dépit de médicaments fournis par la Croix-Rouge internationale et l’occupant, ainsi que du dévouement d’infirmières et de médecins, les irradiés furent laissés pratiquement sans soins, en raison du secret que les Etats-Unis voulaient entretenir sur les effets de la bombe. Longtemps, on a ignoré comment soigner ces terribles blessures, stopper les hémorragies des écorchés vifs. Jusqu’à la signature du traité de San Francisco, en 1951, les informations sur Hiroshima ont été censurées. Fin 1946 avait été ouvert un laboratoire militaire américain, baptisé Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC) : il ne prodiguait aucun soin, mais pratiquait des tests sur les irradiés et exigeait les cadavres pour les autopsier. Parfois, lorsqu’il n’y en avait pas assez, il les achetait, raconte le photographe Kikujiro Fukushima : « Un homme vendit ainsi le cadavre de sa femme pour pouvoir lui organiser des obsèques » , dit-il.

L’ignorance de l’origine des maladies et la crainte que l’irradiation soit contagieuse firent des atomisés (60 % des victimes étaient des femmes, des enfants et des personnes âgées) des êtres déshumanisés, rejetés par les employeurs, un éventuel conjoint, leurs voisins, voire leur famille. Leur calvaire est raconté dans une bande dessinée, Gens aux pieds nus , de Keiji Nakazawa, qui rappelle, dans un récit poignant, ce qu’il vit avec ses yeux d’enfant (J’avais six ans à Hiroshima , Le Cherche Midi éditeur, 1995). L’ostracisme à l’égard des atomisés en renforça d’autres, la discrimination frappant les Coréens — 30 000 irradiés — et les descendants des hors-caste de l’époque prémoderne (équarrisseurs et bouchers), qui devinrent doublement victimes.

Jusqu’en 1957, les atomisés ne bénéficièrent d’aucune assistance spéciale. La misère et la désagrégation du tissu social firent de l’Hiroshima des années 1950-1960 une « ville sans loi » : les bandes criminelles formées par certains des milliers d’orphelins du bombardement y étaient si célèbres qu’elles ont inspiré l’un des classiques des films de yakuza s (gangsters), Batailles sans honneur , une série de Kinji Fukasaku qui brosse avec un réalisme cru un portrait de la pègre de l’après-guerre.

C’est cette mosaïque de souffrances et de drames individuels silencieux qui constitue l’héritage d’Hiroshima : des drames reflétés dans des peintures d’amateurs ou dans les oeuvres d’écrivains comme Hisashi Inoue, telles que Chichi to kuraseba (Vivre avec mon père), 1994, adapté au cinéma en 2004 par Kazuo Kuroki sous le titre anglais The Face of Jizo , qui raconte le tête-à-tête entre une fille et le fantôme de son père, trois ans après le bombardement. L’approche n’est pas politique mais empreinte de tendresse. « Ces bombes ont été lancées non seulement sur des Japonais mais sur tous les êtres humains » , écrit Hisashi Inoue.

ACTE D’INHUMANITÉ

Longtemps, la première ville atomisée du monde s’est perçue uniquement comme victime. Son drame semblait suspendu dans un vide historique. Que s’était-il passé avant ? Hiroshima se résumait à une promesse de paix. Ce n’est plus le cas : depuis une dizaine d’années, le musée rappelle l’expansionnisme japonais et l’origine de la guerre. Mais Hiroshima parvient mal à élargir la portée de l’acte d’inhumanité dont elle a été victime en faisant de son drame le fanal d’une condamnation du terrorisme d’Etat que représente tout bombardement de populations civiles. La voix des atomisés faiblit : le premier ministre, Junichiro Koizumi, a rompu avec la tradition de les rencontrer lors des cérémonies du 6 août.

« Reposez en paix. Les erreurs ne se reproduiront plus » , peut-on lire sur le monument aux victimes. « Répéter ce voeu pieux n’a plus de sens » , estime Yuki Tanaka, professeur à l’Institut de la paix d’Hiroshima. « Hiroshima a connu l’horreur à l’état pur : ses habitants ont été victimes d’un génocide mais, pas plus que dans le cas des juifs, ces atrocités ne doivent faire oublier d’autres tragédies. Nous devons nous dégager de cette myopie et lier le drame d’Hiroshima à notre époque. Unique, le bombardement atomique présente des similarités avec d’autres massacres de populations civiles que nous avons sous les yeux » , explique-t-il. L’allergie au nucléaire reste profonde chez les Japonais, mais ils semblent plus fatalistes face à l’usage de la force contre des populations civiles, comme si, peu à peu, leur allergie se dissociait du pacifisme dont ils se réclament.
Philippe Pons

Source : LeMonde.fr

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